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1. La notion “d’intérêt social”
La notion d’intérêt social, déjà largement utilisée par la Cour de cassation pour contrôler la gestion de la société, n’est pas née de la loi Pacte qui l’a en revanche consacrée au second alinéa à l’article 1833 du Code civil relatif aux conditions de validité d’une société :
« Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés.
La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »
L'intérêt social d’une société, non défini par les textes, correspond à son intérêt propre en tant que personne morale et non pas à l’intérêt commun des associés (le rapport de 2018 utilisait d’ailleurs la notion “d’intérêt propre” dans sa recommandation au gouvernement). Les motifs du projet de la loi Pacte sont clairs sur ce point : les sociétés « ne sont pas gérées dans l’intérêt de personnes particulières, mais dans leur intérêt autonome et dans la poursuite des fins qui lui sont propres ».
L’article 1833 du Code civil ne donne volontairement pas plus de précision sur la notion d’intérêt social. Les motifs du projet de loi expliquent les raisons de cette absence : « les éléments nécessaires pour déterminer si une décision est ou non contraire à l’intérêt social dépendent en effet trop étroitement des caractéristiques, protéiformes et changeantes, de l’activité et de l’environnement de chaque société ».
Ainsi en cas de litige, le juge devra se livrer à une analyse casuistique de l’activité de la société pour déterminer si un acte de gestion est conforme à l’intérêt social.
Si l’intérêt social sert de boussole et de borne aux actes de gestion de la société, le Code civil impose également que les dirigeants tiennent compte, dans leur action, des enjeux sociaux et environnementaux de l’activité de la société.
Par ces dispositions, la gestion de la société se veut plus responsable : les dirigeants sont appelés à prendre de la hauteur sur leurs décisions. Ils doivent gérer la société en fonction de ce qui est bon pour elle et en considérant les conséquences de son activité.
Pour autant, l’article 1844-10 alinéa 3 du Code civil et l’article L235-1 alinéa 2 du Code de commerce excluent clairement la violation du second alinéa de l’article 1833 du Code civil des causes de nullité des actes ou délibérations des organes de la société :
Selon l’article 1844-10 alinéa 3 du Code civil: « La nullité des actes ou délibérations des organes de la société ne peut résulter que de la violation d'une disposition impérative du présent titre, à l'exception du dernier alinéa de l'article 1833, ou de l'une des causes de nullité des contrats en général ».
Selon l’article L235-1 alinéa 2 du Code de commerce: « La nullité d'actes ou délibérations autres que ceux prévus à l'alinéa précédent ne peut résulter que de la violation d'une disposition impérative du présent livre, à l'exception de la première phrase du premier alinéa de l'article L. 225-35 et de la troisième phrase du premier alinéa de l'article L. 225-64, ou des lois qui régissent les contrats, à l'exception du dernier alinéa de l'article 1833 du code civil ».
Cela signifie par conséquent que n’est pas sanctionnée la seule méconnaissance de l’intérêt social et/ou le défaut de prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux de l’activité dans la gestion de la société : ces notions auraient donc surtout un caractère symbolique.
Une décision très récente de la chambre commerciale de la Cour de cassation (Arrêt n°43 du 13 janvier 2021 (18-21.860) - Cour de cassation - Chambre commerciale, financière et économique) est d’ailleurs venue préciser qu’avant même la loi Pacte, la méconnaissance de l’intérêt social ne constituait pas, à elle seule, une cause de nullité des actes et délibérations des organes de la société. En revanche, une telle méconnaissance cumulée à une fraude ou un abus de droit pourra caractériser une faute du dirigeant.
Le rapport aux Ministres de 2018 a fait une autre recommandation qui a été reprise par la loi Pacte : “De même qu’elle est dotée d’une volonté propre et d’un intérêt propre distinct de celui de ses associés, l’entreprise a une raison d’être”.
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2. La notion de “raison d’être”
« L’entreprise doit faire des profits, sinon elle mourra. Mais si l’on tente de faire fonctionner une entreprise uniquement sur le profit, alors elle mourra aussi car elle n’aura plus de raison d’être. » Henry Ford, 1920
La loi Pacte a consacré une notion inédite dans la législation ou la jurisprudence : la notion de raison d’être. L’article 1835 alinéa second du Code civil tel que modifié par l’article 169 de la loi n°2019-486 du 22 mai 2019 qui dispose à présent que :
“Les statuts peuvent préciser une raison d'être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité.”
À première vue, on pourrait penser que la “raison d’être” d’une société consiste simplement à partager des bénéfices. En effet l’article 1832 du code civil définissant la société dispose que :
“La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter”.
Or il n’en n’est rien, bien au contraire, l’entreprise ne doit pas être réduite à son profit. Au sens de la loi Pacte, cette notion revêt une signification s’éloignant de la dimension purement et simplement lucrative pour tendre vers une dimension plus durable.
Les motifs du projet de loi sont clairs sur ce point : “Ce projet d’article incite ainsi, sous la forme d’un effet d’entrainement, les sociétés à ne plus être guidées par une seule « raison d’avoir », mais également par une raison d’être”.
La raison d’être d’une société s'entend alors comme ses ambitions et intérêts supérieurs vers lesquels elle tend, qui chacun transcendent le seul intérêt financier. Ainsi, la définition d’une raison d’être permet à l'entreprise d’afficher clairement son positionnement sur des questions d’intérêt général, de dévoiler les valeurs qu’elle entend intégrer et diffuser, comme des convictions qu’elle défend.
La multiplicité des sociétés amène logiquement une multiplicité d’intérêts défendus : le développement durable, la préservation de l’environnement, le commerce équitable, le soutien de l’agriculture, la transmission du patrimoine, le progrès humain, l’éducation, la lutte contre le réchauffement climatique...
Par exemple, en mai 2020, la société Engie a précisé la raison d’être suivante dans ses statuts :
“ La raison d‘être d’ENGIE, c’est d’agir pour accélérer la transition vers une économie neutre en carbone, par des solutions plus sobres en énergie et plus respectueuses de l’environnement. Cette raison d’être rassemble l’entreprise, ses salariés, ses clients et ses actionnaires et concilie performance économique et impact positif sur les personnes et la planète. L’action d’ENGIE s’apprécie dans sa globalité et dans la durée”.
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D’autres raisons d’être sont accessibles sur le site https://leplaylaw.com/toutes-les-raisons-detre/.
À noter que la précision d’une raison d’être n’est qu’une option pour les sociétés qui peuvent l'inscrire aux statuts dès la création de l’entreprise ou en cours d’activité. Pour celles qui choisissent d’y avoir recours cela peut être un réel outil de communication sur ses valeurs.
Prudence cependant : la définition d’une raison d’être ne doit pas être prise à la légère : elle engage la société, et d’autant plus aux yeux du public : le Conseil d’Etat dans son avis du 14 juin 2018 relatif à la loi Pacte l’a rappelé : « cette disposition n’est pas dépourvue de portée normative dans la mesure où, pour les entreprises qui en auront fait ce choix, l’inscription dans les statuts obligera à s’y conformer ».
Si l’intérêt social et la raison d’être ne sont pas des mentions obligatoires dans les statuts d’une société, ils sont en revanche des conditions à l’utilisation de la qualification de “société à mission”.
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3. Le statut de “société à mission”
La société à mission n’est pas une nouvelle catégorie juridique de société, c’est un statut créé par la loi Pacte qui s’inspire des Benefit corporations Américaines, destiné uniquement aux sociétés commerciales éligibles.
L’article 176 de la Loi Pacte a créé ce statut en l’inscrivant à l’article L210-10 du Code de commerce :
Une société peut faire publiquement état de la qualité de société à mission lorsque les conditions suivantes sont respectées :
1° Ses statuts précisent une raison d'être, au sens de l'article 1835 du code civil ;
2° Ses statuts précisent un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité ;
3° Ses statuts précisent les modalités du suivi de l'exécution de la mission mentionnée au 2°. Ces modalités prévoient qu'un comité de mission, distinct des organes sociaux prévus par le présent livre et devant comporter au moins un salarié, est chargé exclusivement de ce suivi et présente annuellement un rapport joint au rapport de gestion, mentionné à l'article L. 232-1 du présent code, à l'assemblée chargée de l'approbation des comptes de la société. Ce comité procède à toute vérification qu'il juge opportune et se fait communiquer tout document nécessaire au suivi de l'exécution de la mission ;
4° L'exécution des objectifs sociaux et environnementaux mentionnés au 2° fait l'objet d'une vérification par un organisme tiers indépendant, selon des modalités et une publicité définies par décret en Conseil d'Etat. Cette vérification donne lieu à un avis joint au rapport mentionné au 3° ;
5° La société déclare sa qualité de société à mission au greffier du tribunal de commerce, qui la publie, sous réserve de la conformité de ses statuts aux conditions mentionnées aux 1° à 3°, au registre du commerce et des sociétés, dans des conditions précisées par décret en Conseil d'Etat.
L’usage de la qualité “société à mission” par l’entreprise dépend de plusieurs conditions : que les statuts prévoient une raison d’être, des objectifs sociaux et environnementaux, des modalités de suivi de l’exécution de ces objectifs et que la qualité soit publiée par le Tribunal de commerce.
Le décret n° 2020-1 du 2 janvier 2020 est venu préciser que la mention “société à mission” apparaitra alors au registre du commerce et des sociétés (RCS) ou au répertoire SIRENE. Comme pour la raison d’être, la revendication du statut ne doit pas être un simple outil de communication.
La réalité de l’existence de la qualité de société à mission est soumise à un contrôle.
Avant obtention et la publication de la mention au RCS, le greffier contrôle les mentions obligatoires dans les statuts. Si l’une manque, il refusera que la mention de société à mission soit attachée à la société.
Si la mention est obtenue et la publication effectuée, un contrôle régulier sera tout de même opéré.
Chaque année, un contrôle interne (article L210-10, 3° du Code de commerce) devra être effectué par référent de mission (si l’entreprise comporte moins de 50 salariés) ou un comité de mission chargé de surveiller l’exécution de la mission inscrite aux statuts. Ce contrôle devra aboutir à un rapport présenté à l’assemblée chargée de l’approbation des comptes.
Enfin, tous les deux ans, un contrôle externe (article L210-10,4° du Code de commerce) devra être effectué par un organisme tiers indépendant choisi par l’entreprise parmi la liste des organismes accrédités à effet. Le premier contrôle aura lieu dans les 18 mois suivant la date de publication au RCS de la déclaration de la qualité de société à mission, ou dans les 24 mois en cas de désignation d’un référent de mission interne. L’organisme rendra alors un avis motivé décrivant son contrôle et indiquera si l’entreprise remplie les objectifs sociaux et environnementaux qu’elle s’est fixée dans ses statuts. Cet avis également sera joint au rapport de gestion présenté à l’assemblée chargée de l’approbation des comptes.
Surtout, l’avis motivé devra être accessible sur le site internet de la société pendant cinq ans au moins (Article R210-21 du Code de commerce).
Gare à la société qui ne respecterait pas ses objectifs sociaux et environnementaux qu’elle s’est assignée : l’article L210-11 du Code de commerce prévoit que “le ministère public ou toute personne intéressée peut saisir le président du tribunal statuant en référé aux fins d'enjoindre, le cas échéant sous astreinte, au représentant légal de la société de supprimer la mention “ société à mission ” de tous les actes, documents ou supports électroniques émanant de la société”. La déchéance de la mention peut, dans ce cas, s’avérer être une très mauvaise publicité pour l’entreprise.
Le statut n’est pas qu’un simple argument marketing pouvant être utilisé à la discrétion des sociétés commerciales : les déclarations doivent être suivies d’effet !
En définitive, les dispositions consacrées par la loi Pacte en 2019 devraient tendre à repenser l’implication de l’entreprise dans la société et à donner du sens à ses activités.
Selon un Communiqué de presse du 21 janvier 2021 de l’association de loi 1901 Communauté des Sociétés à Mission rédigé à l’occasion du premier observatoire des sociétés à mission : “88 entreprises sont devenues sociétés à mission en 2020 et 10 000 entreprises pourraient faire évoluer leurs statuts d’ici 2025. […]. Ce mouvement, qui a réellement démarré en 2020, reflète la dynamique enclenchée au sein du tissu économique français : 2/3 des sociétés à mission sont des TPE et des PME de moins de 50 salariés.”
Ces informations portent à croire que le nouveau modèle d’entreprise impulsé par la loi Pacte est sur la bonne voie...